L’Afrique, berceau de l’humanité… et de ses premières erreurs
Avant de devenir l'espèce qui a colonisé tous les continents, Homo sapiens a galéré. Littéralement. Pendant des dizaines de milliers d'années, nos ancêtres ont essayé de sortir d’Afrique. Et... ils se sont vautrés. Plusieurs fois. Et sans laisser de traces génétiques derrière eux.
C’est seulement vers 50.000 ans avant notre ère (sur les +/- 300.000 ans d'Homo-sapiens) qu’un petit groupe a enfin réussi à franchir les limites de ce berceau originel pour s’installer durablement en Eurasie. Mais pourquoi ça a marché à ce moment-là… et pas avant ?
D'abord on va commencer par les sites archéologiques entre -120.000 et -14.000 ans connus.
Cette figure ci-dessous donne le point de départ de l’étude : elle montre où et quand on a retrouvé des preuves de présence humaine sur le continent africain durant la période étudiée.
Qu'est ce que ça montre ? (a)
- Une concentration de sites en Afrique de l’Est, du Sud, mais aussi une belle couverture en Afrique du Nord et de l’Ouest.
- Des occupations bien réparties dans l’espace et le temps – ce qui permet de modéliser l’évolution de la niche écologique.
Carte de densité des couches d’occupation (b)
- Une carte thermique qui montre combien de couches archéologiques par km² on a retrouvées, sur tout le continent africain.
- Zones les plus denses = zones de présence humaine documentée et bien conservée.
Cela révèle que les zones à haute densité ne sont pas uniquement dues à une meilleure préservation : elles reflètent aussi les foyers de peuplement et les régions écologiquement stratégiques.
Pourquoi cette figure est importante ?
- Elle sert de fondation méthodologique : elle donne la preuve que l’étude repose sur une base archéologique riche et pan-africaine, ce qui renforce la validité des modèles SDM (Species Distribution Models) utilisés ensuite pour comprendre comment la niche écologique humaine a évolué.
Allez on continue... et on va casser quelques croyances.
Ce n’est pas la technologie, c’est l’écologie
Une équipe internationale, dirigée par les chercheuses Eleanor Scerri (Max Planck Institute) et Andrea Manica (Cambridge), vient de livrer une réponse élégante publiée dans la revue scientifique Nature : avant de pouvoir conquérir le monde, Homo sapiens a dû apprendre à vivre dans des environnements… très différents. Forêts tropicales, déserts arides, savanes changeantes. En gros : s’adapter pour ne pas mourir.
Grâce à une base de données archéologiques et environnementales couvrant les 120 000 dernières années, les scientifiques ont reconstitué l’évolution de la « niche écologique » des humains. Le constat est limpide : à partir de 70 000 ans, notre espèce a commencé à explorer et exploiter une diversité de milieux jamais atteinte auparavant. Ce n’est qu’après cette phase d’expansion écologique, que l’expansion géographique a pu avoir lieu.
La figure 3 illustre comment les zones “habitables” pour Homo sapiens ont évolué en Afrique entre –120 000 et –15 000 ans, en utilisant le modèle à niche évolutive (changing-niche model).
En clair : où l’humain pouvait potentiellement vivre selon le climat et son adaptabilité, à chaque grande période climatique (MIS = Marine Isotope Stage).
Chaque carte indique en couleur les zones prédictivement “habitables” par Homo sapiens :
- Violet foncé = “core area” (zone cœur d’habitation, 90 % des sites archéologiques retrouvés)
- Violet clair = “périphérie” (95 %)
- Très pâle = “zone totale possible” (99 %)
- Jaune = zones non habitables à ce moment-là
Couloirs verts et chemins semés d’embûches
Avant cette réussite, certaines tentatives de migration profitaient de périodes humides temporaires dans la ceinture saharo-arabe – les fameux “couloirs verts” entre Afrique et Eurasie. C'était une occasion météo. Pas une vraie stratégie.
Mais voilà : il y a 50 000 à 70 000 ans, les conditions étaient bien moins favorables qu’avant… et pourtant, c’est là que la grande migration a fonctionné. Pourquoi ? Parce qu’on avait développé ce qu'on appelle : la flexibilité écologique. Plus besoin d’attendre un couloir vert, on était devenus des couteaux suisses de la survie. (et avant la naissance de la Suisse waw
La première grande révolution humaine
Contrairement à ce que racontent certains récits techno-fétichistes, aucune innovation technologique majeure ne semble avoir déclenché cette expansion. Pas de roue magique. Ce qui a changé, c’est nous : notre capacité à nous adapter, à vivre ensemble dans des milieux différents, à apprendre des autres. En bref : notre plasticité sociale et écologique.
C'est pas pour rien qu'en Afrique, le mot « Ubuntu », issu de langues bantoues d'Afrique centrale, orientale et australe, désigne les premiers concepts d’humanité et de solidarité : "Je suis, parce que nous sommes".
Ce changement a été possible grâce à ce que les chercheuses appellent une rétroaction positive : les groupes humains, en interagissant davantage, ont commencé à échanger savoirs, pratiques, et modes de vie. Résultat : un éventail d’habitats élargi, des barrières géographiques réduites, et une capacité d’expansion inédite dans l'histoire de l'humanité.
La figure 4 (a) décrit en deux volets comment l'espace habitable pour Homo sapiens a évolué dans différents types de milieux (biomes), et comment la “niche climatique” humaine s’est élargie avec le temps, entre –120 000 et –15 000 ans. : Forêt - Savane - Désert
Ce que ça montre :
- Avant –70 000 ans : la majorité de l’habitat utilisé est la savane. - À partir de –70 000 ans (MIS 4) : augmentation nette de l’occupation des forêts et des déserts, donc plus grande diversité d’environnements habités.
Traduction car c'est casse tête un peu : Homo sapiens s’aventure dans des milieux plus contraignants ou moins familiers.
Figure 4 (b) – Évolution de la niche climatique (climate niche area)
- Un graphe en courbes montrant l’aire climatique couverte (mesurée dans un espace statistique à 2 dimensions basé sur les variables bioclimatiques) pour chaque biome et chaque période.
Chaque courbe = un biome (forêt, savane, désert) Axe X = le temps (en milliers d’années)
Axe Y = taille de la niche climatique couverte
Ce que ça montre :
Avant –70 000 ans : niche plutôt stable. - Dès –70 000 ans : la niche s’élargit dans les forêts et déserts (milieux extrêmes). - Ce n’est pas lié uniquement au climat, car le modèle contrôlait cela → c’est bien une adaptation humaine.
Traduction car c'est toujours aussi casse tête : Homo sapiens n’élargit pas juste son territoire physique, mais sa capacité à vivre dans des conditions écologiques très variées.
Ce que ça raconte sur nous aujourd’hui
Cette histoire vieille de 70 000 ans pourrait nous en dire long sur le présent. Dans un monde confronté à des bouleversements climatiques brutaux, la clé de la survie n’est peut-être pas l’innovation technologique, mais notre capacité à cohabiter, à s’adapter et à faire avec la nature plutôt que contre elle.
C’est cette leçon que porte en creux cette étude : l’humanité ne s’est pas étendue grâce à sa force brute, mais grâce à sa souplesse. Et si aujourd’hui, on doit sortir de notre dépendance aux énergies fossiles, aux modèles économiques rigides, à l’idéologie de la croissance, ce ne sera pas par une app magique. Mais bien en redevenant cette espèce capable de s’adapter à ses limites.
En tout cas cette étude à le mérite de rappeler en ces périodes de clivages et de polarisation pour des raisons identitaires, c'est qu'on vient tous d'Afrique.
Source : Emily Y. Hallett, Michela Leonardi, Jacopo Niccolò Cerasoni, Manuel Will, Robert Beyer, Mario Krapp, Andrew W. Kandel, Andrea Manica, Eleanor ML Scerri. Une expansion majeure de la niche humaine a précédé la dispersion hors de l'Afrique . Nature , 2025 ; DOI : 10.1038/s41586-025-09154-0
Vinz